« Service après-vente bonjour ! » : Le futur de la French Tech ?

Tribune initialement publiée dans le journal Le Monde

Le 17 mai 2021, le ministre de l'économie, accompagné du secrétaire d'Etat au Numérique et de la ministre de la Transformation et de la Fonction Publiques, a présenté la nouvelle stratégie nationale pour le Cloud [0] (informatique en nuage). Il s'agit, au nom de la "souveraineté numérique", d'établir un label "Cloud de confiance" qui renforcerait la protection contre le droit extra-territorial américain (CLOUD Act, FISA) tout en autorisant l'emploi de "technologies étrangères sous licences", de facto celles des GAFAM (et plus précisément, celle de Google et de Microsoft), puis d'imposer à marche forcée les solutions "Cloud de confiance" en en faisant, par le biais d'une politique "Cloud au centre", la "méthode d'hébergement par défaut pour les services numériques de l'Etat", le tout sous un délai de migration de 12 mois [1].

Nous, jeunes développeurs et développeuses travaillant dans le numérique, ne pouvons qu’abonder dans le sens de la construction d’une souveraineté numérique française et européenne. Mais la stratégie présentée par le ministère de l’économie nous semble hautement problématique pour plusieurs raisons.

À en croire le ministre, la France et l'Europe seraient démunies de moyens humains et technologiques en matière de Cloud, de sorte qu'il conviendrait aujourd'hui, comme un aveu de capitulation, de s'en remettre aux GAFAM. Ce serait ignorer les acteurs du Cloud français tels OVHcloud, CleverCloud, 3DS Outscale, Scaleway, Oodrive, Rapid.Space ou Ikoula. Ces entreprises d'excellence emploient aujourd'hui plusieurs milliers de personnes [2], ont trouvé clientèle chez près de la moitié du CAC40 [3], et gagnent la confiance d'un nombre croissant d'acteurs en France et en Europe. Elles constituent donc un atout majeur dans la mise en place d'une réelle stratégie de souveraineté numérique. Pourtant, la communication ministérielle n'en porte mention qu'à la marge, préférant faire la part belle aux GAFAM. Faisant fi de l'engagement de ces acteurs du Coud français, il y a lieu de s'interroger : le gouvernement est-il seulement à leurs côtés ?

Mais non content de dénigrer l'écosystème du Cloud français, la doctrine ministérielle revient en réalité à l'abattre en plein envol. Elle revient de facto à fermer l'accès aux marchés publics à une grande part des acteurs français — du moins dans un premier temps, compte tenu de la lourdeur imposée par la labellisation "Cloud de confiance" et le délai de migration de 12 mois. Belle aubaine pour les GAFAM : de l'autre côté, les marchés publics seront grands ouverts à ceux qui se positionneraient rapidement grâce aux licences américaines, comme en témoigne l'alliance "Bleu" entre Capgemini et Orange, construite à partir de technologies Microsoft et annoncée en trombes par le secrétaire d'Etat au Numérique ce 27 mai [4]. À terme, le risque est que ces acteurs sous licence finissent par dominer le marché, dès lors entièrement capturé et soumis au bon vouloir technologique états-unien. Le Cloud français, jadis vigoureux et prêt à appuyer la puissance publique, sera devenu simple revendeur de solutions étrangères. Que de belles persectives pour de jeunes ingénieurs ! Et quelle drôle d'idée de la souveraineté ! Le tout appuyé sur des bases discutables : nous émettons de sérieux doutes sur la capacité d'un tour de passe-passe focalisé sur le seul hébergement des données à écarter le problème juridique qu'il prétend résoudre.

Disons-le tout net : nous, jeunes dévelopeurs et dévelopeuses travaillant dans le numérique, ne nous résoudrons pas à servir d'agents du service-après-vente d'entreprises étrangères. Et après quoi : réduire à peau de chagrin la R&D numérique européenne au profit de systèmes et logiciels propriétaires vendus par des puissances étrangères ? Abandonner Ariane, pour l'américain SpaceX ? Est-ce là la vision de la "souveraineté technologique" française et européenne ? Rappelons que les écoles d'ingénieurs et universités françaises forment des professionnels d'excellent niveau. Mais faute de reconnaissance en France, une partie croissante émigre aux Etat-Unis chez les GAFAM, et ce alors que l'État co-finance la recherche tout en rechignant à acheter ce qui est produit chez nous. "Les avancées techniques aux Etats-Unis, l'Europe réduite à un prestataire de services" : n'est-ce pas là un message désastreux ?

Si le gouvernement souhaite galvaniser la jeunesse technique française, et avec elle l'ensemble des acteurs du numérique en France qui ont fait le choix d'y rester par amour de leur profession et de leur pays, il est urgent qu'il se démarque de la position schizophrène adoptée ici. Nous aspirons à construire l'infrastructure et les plateformes numériques françaises et européennes de demain, dans le respect des contraintes imposées par la crise sociale et écologique. Nous demandons un plan de développement et de déploiement du Cloud à base de technologies libres, préférentiellement européennes, accompagné d'objectifs et de points d'étape clairs. Les compétences, les technologies et les offres commerciales sont là, éveillées, prêtes à être mobilisées pour servir l'ambition française. Au gouvernement de la replacer au bon niveau. Ce projet de cloud souverain est une opportunité unique de le démontrer.

#DontKillFrenchTech

[0]: Voir https://numerique.gouv.fr/espace-presse/le-gouvernement-annonce-sa-strategie-nationale-pour-le-cloud

[1]: Allocution d'Amélie Montchalin le 17 mai 2021, voir https://www.economie.gouv.fr/files/files/Thematiques/numerique/Transcript_presentation_strategie_nationale_cloud.pdf, page 4.

[2]: Sur base de chiffres France en 2020 : OVHcloud : environ 1200 salariés ; Scaleway : environ 350 salariés ; 3DS Outscale : environ 170 salariés ; Oodrive : environ 350 salariés ; CleverCloud : 20 à 50 salariés ; Ikoula : environ 70 salariés.

[3]: CAC40 et technologies européennes de Cloud

[4]: Voir https://twitter.com/cedric_o/status/1397897826366066690

Signataires (ingénieurs, développeurs, chercheurs, étudiants, de moins de 35 ans)

Quentin Adam - CEO Clever Cloud

Yohann D'Anello - Élève à l'École Normale Supérieure Paris-Saclay

Thomas Gambier - Ingénieur Télécom Paris, directeur de l'exploitation de Rapid.Space

Johan Hugé - Ingénieur Télécom Paris, lead développeur SlapOS TSN, Nexedi

Cédric Le Ninivin - Ingénieur Télécom Paris 2012, développeur en chef CribJS, Nexedi

Florimond Manca - Ingénieur Centralien, développeur open source

Yohann Prigent - VP User Experience, développeur, Scaleway

Xavier Thompson - Ingénieur Télécom Paris, lead développeur Cython+, Nexedi

Lisa Casino - Élève-ingénieure - INSA Rouen

Nathan Astegiano - Élève-ingénieure - INSA Rouen

Co-signataires (auteurs de logiciels utilisés dans les grandes infrastructructures de cloud)

Jean-Baptiste Kempf - Contributeur majeur du projet VideoLAN